Premier député congolais au Parlement français et figure emblématique de l’histoire politique du Congo-Brazzaville.

En ce jour du 15 août, date de l’indépendance du Congo-Brazzaville, étant entendu que la vraie indépendance d’un pays est celle qu’il acquiert en prenant en charge lui-même son destin, nous mettons en exergue le parcours de ce personnage, orateur hors pair, dont la présence marquera à jamais le parlement français par ses interventions dénonçant le système colonial et par son attachement à la justice et l’égalité entre la métropole et ses colonies dans le cadre de l’union française. Saisir son histoire permet de comprendre le présent afin de mieux envisager l’avenir. On ne peut construire un pays sans sa mémoire…

La dénonciation du système colonial

Au sortir de la seconde guerre en 1945, l’empire français devient l’Union Africaine avec un parlement élargi aux députés d’outre-mer élus aux élections d’octobre 1945, au cours desquelles Jean Félix Tchicaya fut élu député du Moyen-congo/Gabon. Rappelons que le Congo et le Gabon étaient réunis par le décret du 27 avril 1886 mais étaient autonomes au plan administratif sous l’appellation de Congo français par le décret du 30 avril 1891.

Montant pour la première fois à la tribune du Palais Bourbon à Paris, au cours de la séance du 23 mars 1946 et intervenant sur la situation générale de la France d’Outre-mer après d’autres députés, tout juste après Félix Houphouët Boigny, Jean-Félix Tchicaya dénonce sans concession le système colonial et ses effets mortifères voire les conditions de vie misérables des Africains dans les colonies :  » En Afrique équatoriale française » fait-il observer, « la misère se répand partout avec une violence accrue. Comme avant la guerre, l’effort économique tend à accroître avec des moyens de fortune la production des matières premières, sans assurer pour autant un accroissement de richesses à l’intérieur« . S’élevant contre les conditions de travail très pénibles des populations, il s’insurge : (…) étant militaire, j’ai vu au cours de mes déplacements entre Bangui et Fort-Archambault, ces champs de coton qui s’étendent à perte de vue et pour lesquels la seule préparation du sol exige des centaines de milliers de journées de travail, qu’on économiserait tous les ans en mettant à la disposition des autochtones des tracteurs et autres moyens mécaniques« . « Mais partout« , poursuit-il, « on préfère voir suer le Nègre. Les bois du Gabon sont roulés à la force du poignet sur des kilomètres, les arachides et le mil sont encore cultivés avec des dabas. Au lieu de libérer l’homme, on l’a singulièrement asservi ; au lieu de l’éduquer, on l’a profondément abruti ; au lieu de l’enrichir, on l’a soigneusement appauvri« . Partisan de profondes réformes, il stigmatise le pacte colonial en lançant avec brio :  » il faut que l’on sache une fois pour toutes qu’il n’y a plus de colonies faites par et pour la métropole, mais des états associés« . S’indignant contre la confiscation de la terre par les compagnies concessionnaires, il manifeste la même ténacité :  » Rendez-nous d’abord notre terre et nous croirons fermement à tout le reste. Le fait de nous en avoir privés fait de nous des étrangers dans notre propre pays et nous supportons très mal cette situation« . Attirant l’attention du ministre de la France d’outre-mer, Marius Moutet, présent dans l’hémicycle, il souligne : « Vous ne pouvez pas faire des hommes libres, monsieur le ministre, sans les rétablir dans leurs droits les plus essentiels« .

Ces paroles couvertes d’applaudissements et d’étonnement, marquaient les débuts de la carrière politique de ce jeune homme de 42 ans, de taille moyenne avec des cheveux poivre-sel, dont l’action essentielle au parlement fut d’apporter, avec l’énergie nécessaire, aux populations dont il était le représentant la dignité et les droits qui leur étaient confisqués par le système colonial.

Mais qui était cet homme dont les répliques ou les interventions percutantes sont restées légendaires tout au long de sa présence au parlement français de 1946 en 1959 ?

Itinéraire

Jean Félix Tchicaya est né le 09 novembre 1903 à Libreville (Gabon) où ses parents, originaires de Loango (Moyen-Congo) venaient de s’installer. Son père, Makosso Tchicaya, était tailleur et travaillait chez Louis Portella, un richissime tailleur et commerçant réputé de Loango. Souhaitant installer un atelier de couture à Libreville, celui-ci va confier la responsabilité à Makosso Tchicaya qui a épousé sa fille, autrement dit son gendre.

Après l’obtention de son certificat d’études primaires à Libreville, Jean-Félix Tchicaya est envoyé à l’école William Ponty, à l’île de Gorée, au Sénégal. Dans cette école qui forme la future élite des colonies de l’Afrique francophone, il retrouve d’autres figures telles que Houphouët Boigny, Filly Dabo Sissoko, etc., qui siégeront plus tard avec lui au Palais Bourbon, et parmi ses maîtres figure Lamine Gueye, futur député sénégalais. En 1924, il obtient le diplôme d’instituteur et regagne le Congo. Il exerce tout d’abord dans l’enseignement, puis comme comptable dans les travaux publics à Pointe-noire et ensuite à Brazzaville. Marié en 1931, il aura 4 enfants dont le grand écrivain Tchicaya U Tam’si. Outre ses activités professionnelles, il anime un cercle culturel qu’il a créé à Pointe-noire (ce cercle culturel, situé non loin du rond-point Patrice Lumumba, venait d’être réhabilité et est actuellement ouvert). Féru de musique, il manie aussi bien la trompette que la clarinette.

Dans l’arène politique

À partir de 1939, l’Europe est en guerre contre l’Allemagne et la France est mise en déroute. Sous l’impulsion de Félix Éboué, descendant d’esclaves, originaire de la Guyane et gouverneur du Tchad, qui a été le premier haut responsable français à rejoindre la résistance initiée par De Gaulle depuis Londres en 1940, une forte mobilisation est lancée en Afrique Équatoriale Française (AEF), et Tchicaya est intégré dans les forces françaises libres (FFL) à Brazzaville. Il part au Tchad pendant 3 mois, ensuite en Algérie, puis en France

À la fin de la guerre, une nouvelle ère s’ouvre entre la métropole et ses colonies. Il s’agit de mettre en œuvre les recommandations préconisées par la conférence de Brazzaville, qui s’est tenue du 30 janvier au 8 février 1944, notamment sur la représentation des territoires d’outre-mer au parlement. Les colonies sont appelées à élire des députés à l’assemblée constituante et la date des élections est fixée au 21 Octobre 1945. Démobilisé de l’armée en 1945 pendant qu’il se trouve en France, Jean Félix Tchicaya rentre au pays ; soutenu par les notables de Pointe-noire, il présente sa candidature à cette échéance. Il est élu au second collège, celui des Africains (le premier collège était réservé aux Blancs vivant dans les colonies qui élisaient également leur député) face à Jacques Opangault et sera apparenté à l’assemblée au groupe de la Résistance Démocratique et Socialiste l’association (RDS). Puis aux élections du 2 juin 1946, de la deuxième assemblée nationale constituante, il est réélu face à son principal adversaire Jacques Opangaut, et est apparenté au groupe communiste. Il participe avec Houphouët Boigny à la création du Rassemblement Démocratique Africain (RDA) au congrès de Bamako en 1946, dont il sera le vice-président et son parti, le Parti Progressiste Congolais (PPC), en sera l’antenne au Congo.

Réélu, une fois de plus, le 17 juin 1951 mais l’élection de ce « parlementaire gênant », qui défie le système colonial, est invalidée le 23 août 1951 sous des prétextes fallacieux allégués par ses concurrents, allant d’électeurs non-inscrits sur les listes à la fermeture tardive des bureaux de vote. Pour empêcher sa réélection, les autorités coloniales suscitent un candidat au sein de sa propre famille, qui n’est autre que son cousin Pierre Tchicaya de Boempire. Malgré ces manœuvres, il est encore élu lors des élections partielles du 4 novembre 1951, et il en sera de même le 2 janvier 1956 aux législatives organisées dans le sillage de la loi-cadre, dont le but était d’impulser des réformes dans les territoires d’outre-mer. Ces élections vont être suivies de violences. En effet, les partisans de Youlou, n’acceptant pas la défaite, vont s’en prendre aux partisans de Tchicaya en détruisant des maisons et en pillant des magasins à Pointe-noire, Dolisie et Brazzaville. Les premières violences politiques au Congo venaient ainsi de voir le jour.

Le déclin

À partir de cette élection, le PPC va connaître des défections parmi ses membres, qui vont l’affaiblir considérablement, notamment Stéphane Tchitchelle, grande figure dans la région du Kouilou, qui va rejoindre le parti de Fulbert Youlou, l’UDDIA et deviendra maire de Pointe-noire à l’issue des municipales du 18 novembre 1956 et Kikounga Ngot, notable de la région du Niari, qui va rejoindre le MSA de Jacques Opangaut et deviendra maire de Dolisie suite à ces mêmes municipales.

L’effondrement du PPC, qui n’est pas une mauvaise chose pour les coloniaux, va se poursuivre et Houphouët Boigny décide de substituer l’UDDIA, le parti de Youlou (qui est devenu maire de Brazzaville à l’issue de cette élection) au PPC comme antenne du RDA au Congo. Cette décision marque un tournant décisif dans la carrière de Jean Félix Tchicaya qui quitte le RDA et son groupe parlementaire le 19 février 1958, et adhère au Parti du Regroupement Africain dont il devient le vice-président du groupe à l’assemblée. Désormais le PPC n’a plus sa posture électorale habituelle et son leader quitte le parlement en 1959. Gagné peu à peu par la maladie, le premier député congolais meurt le 17 janvier 1961 à l’hôpital Adolphe Sicé à Pointe-noire, à l’âge de 58 ans, 5 mois après l’accession de son pays à l’indépendance. Une page d’histoire politique du Congo vient d’être ainsi tournée.

Une démarche de justice et d’égalité

Des critiques légitimes, à tort ou à raison, ont été formulées à l’égard de Jean Félix Tchicaya. Mais il va sans dire que toute sa carrière politique s’est articulée autour des valeurs de justice et d’égalité entre les populations de la métropole et de ses colonies. Il n’a cessé de dénoncer la domination coloniale et son cortège d’inégalités qu’il considérait comme la source de tous les maux dont souffraient les Africains. Dans le contexte de l’époque, où le rapport de force étouffait toute velléité d’indépendance, il est resté attaché à l’idée de l’union française mais intensément opposé au pacte colonial car pour lui les Congolais devaient prendre en charge eux-mêmes leur destin. La loi-cadre ou loi Deferre de 1956 ne s’est-elle pas inscrite dans cette logique ? L’histoire se trouvait également au cœur de sa démarche car il n’avait de cesse de rappeler l’effort de guerre fourni par les Africains et leur rôle sur le champ de bataille pendant l’occupation de la France mais aussi le rôle de Brazzaville pendant la guerre en tant que capitale de la France libre, de 1940 à 1942. Il refusa de penser l’avenir du Congo en termes ethniques ou particularistes en assumant la conscience collective.

En somme, pour Jean Félix Tchicaya, l’égalité entre les hommes participait à la logique de la nature et ne comprenait pas qu’il en fût autrement. En ce sens, il ébranlait les fondements mêmes du système colonial qui était bâti sur le déni de l’Autre. Jean Félix Tchicaya restera à jamais une grande figure de l’histoire politique congolaise et africaine, une icône des valeurs de justice et d’égalité.

L’un des maux du Congo-Brazzaville a été l’absence des figures emblématiques autour desquelles devait s’articuler l’idée de Nation. Et Jean Félix Tchicaya, par les valeurs qu’il a incarnées, pouvait en être un pivot.

Par Gilbert GOMA